Mourad Preure, expert international en pétrole, à El Moudjahid : « Pas de bouleversements dans les positions »
Posté par mouradpreure le 30 août 2018
Les pays membres de l’OPEP et les pays producteurs exportateurs de pétrole non Opep devraient s’entendre sur un nouveau mécanisme de suivi de la production à partir de 2019. Une réunion du JMCC, prévue à Alger le 23 septembre prochain, devra plancher sur ce point et sur d’autres aspects liés à l’avenir de l’accord de décembre 2016. Dans cet entretien, l’expert international en pétrole et président du cabinet EMERGY revient sur plusieurs questions liées à l’évolution du marché pétrolier dans le contexte géopolitique actuel, et dans la perspective de la réunion d’Alger.
Les pays membres de l’OPEP et les pays producteurs exportateurs de pétrole non Opep devraient s’entendre sur un nouveau mécanisme de suivi de la production à partir de 2019.
1-Comment évaluez-vous le marché pétrolier par rapport au contexte géopolitique actuel ?
Nous avions déjà avancé que le marché pétrolier tend vers l’équilibre, cette tendance se confirme. La demande s’oriente vers un niveau de croissance annuel entre 1.3 et 1.4 Mbj pour les dix prochaines années. Elle a été de 98 Mbj (millions de barils jour) en 2017, elle se place au niveau de 99.3 Mbj en 2018 et atteindrait le niveau de 100.6 Mbj en 2019. Dans ce contexte, l’offre tend à se restreindre, avec un déclin structurel de la production américaine anticipé à partir de 2019. Le marché tend à devenir un marché d’offreurs. Les surcapacités qui existaient en 2014, de l’ordre de 2 Mbj, et qui avaient été un facteur déclenchant de la crise, dans un contexte, alors, de ralentissement de la demande dû aux effets de la crise de 2008, tendent à disparaitre. De fait, ce retour à l’équilibre du marché, et qui m’apparait structurel, le rend plus sensible aux risques géopolitiques, car rendant potentiellement possible une rupture d’approvisionnement en cas de crise politique grave au Moyen-Orient, ou d’arrêt des exportations vénézuéliennes. Ceci est intégré par les marchés qui s’orientent à la hausse, portant le baril au-delà des 75 dollars, et cela malgré les effets d’annonce du président américain et son injonction à l’Arabie Saoudite pour augmenter sa production de 2 Mbj. D’autre part, les huiles de schistes américains qui avaient contesté à l’OPEC son rôle de swing producer (augmentant leur production lorsque les prix montent et la baissant lorsque les prix baissent) perdent de leur flexibilité, quand bien même la production de ce pays reste à un niveau conséquent de 11 Mbj. Le nombre de puits en activité aux Etats-Unis, qui était de 1500 puits lors du choc baissier de 2014, a baissé de près de moitié depuis, et ne parvient pas à se placer dans une trajectoire de croissance robuste et durable. Les gains de coûts de production aux Etats-Unis ont été de 35%, ce qui a permis la résilience exceptionnelle des huiles de schistes de ce pays face à la baisse des prix. Cependant, le progrès technique et la pression sur les sociétés de service qui ont rendu cela possible atteignent leurs limites, et on considère que seulement un tiers de ces gains de coûts est irréversible. Dans ce contexte, la réunion d’Alger et le sommet de Vienne qui en a consacré le consensus obtenu avec une baisse de la production des pays OPEC et de leurs alliés NOPEC, menés par la Russie, sont aujourd’hui le réel driver du marché. La dernière réunion de l’Organisation à Vienne n’a pas remis en cause le plafond de production objet ce consensus, respecté à 150%. L’augmentation de la production, affichée entre 500 000 bj et 1 Mbj, n’a pas été actée dans la déclaration (c’est-à-dire formellement décidée). Il n’y a eu de quotas ni aucune répartition de l’augmentation de la production par pays, seulement un engagement à compenser toute défaillance d’un producteur par un autre qui en aurait les capacités, soit essentiellement l’Arabie Saoudite. De fait, l’OPEC, ni ses alliés, n’ont pas renoncé à leur ligne de défense des prix, et je doute fort que l’Arabie Saoudite revienne vers une guerre des prix aujourd’hui, avec les difficultés financières qu’elle connait (100 milliards de dollars de déficit budgétaire) et les contraintes que lui pose la prochaine ouverture du capital de sa compagnie pétrolière l’Aramco (sans cesse reportée, car la valeur d’une compagnie pétrolière dépend de celle de ses réserves, elle-même liée aux prix). Dans ce contexte de rééquilibrage du marché, d’assèchement des surcapacités et de baisse des stocks américains, et de perte de flexibilité des huiles de schistes de ce pays, il va de soi que le marché est sensible aux risques de rupture d’approvisionnement.
2-Pensez-vous que lors de la réunion de septembre prochain à Alger « l’accord de décembre 2016 » de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) et non-OPEP, sera encore maintenue?
Je ne vois pas un bouleversement des positions pour les raisons évoquées plus haut. L’opposition entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, aussi grave soit-elle, ne peut pas faire l’économie d’une vision réaliste des intérêts des pays membres du consensus issu de la réunion d’Alger en septembre 2015. Paradoxalement, en imposant le boycott de l’Iran et qui prendra effet le 4 novembre, « les sanctions les plus dures de l’histoire », les Etats-Unis envoient au marché des signaux anxiogènes qui ont pour effet de soutenir les prix. 2.8 Mbj vont être soustraits au marché mondial qui seront difficilement compensables. L’Arabie Saoudite ne dispose pas de capacités pour remplacer l’Iran. Sur le plan géopolitique, je juge la décision du président américain maladroite, alors même qu’elle coïncide avec un bras de fer commercial engagé avec la Chine. La Chine importe 40% des exportations iraniennes, et je doute fort qu’elle se plie aux exigences du président américain. Cet embargo va profiter à la Chine qui représente 13% de la consommation mondiale contre seulement 4.3% de la production. Elément très important, la Chine a la ferme volonté de s’autonomiser de la zone dollar dans ses transactions pétrolière, faire du Yuan une monnaie du pétrole et imposer Shanghai comme une place pétrolière qui concurrencera New York et Londres. Déjà l’Iran, la Russie, le Venezuela et l’Angola se font payer leurs livraisons de pétrole en Yuan. La Chine, la Russie et l’Arabie Saoudite sont voués à s’entendre d’une manière ou une autre. La demande mondiale sera tirée à 80% par les pays émergents, principalement la Chine qui a une stratégie visant, avec la Nouvelle route de la soie, à faire d’elle une puissance globale. L’Iran est sur son orbite, les Etats-Unis le précipitent dans une alliance de long terme. La réunion d’Alger va, à mon avis, prendre acte de la situation créée par l’embargo qui prendra effet le 4 novembre, et cela, considérant le consensus d’Alger qui fonde désormais les relations entre des producteurs qui représentent plus de 50% de la production mondiale et pas loin de 90% des réserves mondiales. Ce consensus est porté par un accord tacite entre l’Arabie Saoudite et la Russie autour de trois points : (i) Le marché doit être équilibré et suffisamment approvisionné pour qu’il n’y ait pas de crise, (ii) Les pays producteurs et consommateurs doivent avoir une responsabilité partagée dans la défense des prix, (iii) Les logiques de long terme doivent primer, considérant que ces deux pays ont d’importantes réserves à valoriser. Les prix pétroliers doivent évoluer dans un sentier où en même temps, car trop bas, ils ne découragent pas l’investissement, mais aussi qu’ils ne détruisent pas de la demande, car trop élevés. Ceci dit, je pense que les prix sont structurellement orientés à la hausse sur le long terme. Cette tendance lourde est contrariée depuis 2014 par des facteurs de court terme et qui tiennent essentiellement des conséquences de la crise de 2008. Cependant, je pense que 100 dollars le baril est un niveau d’équilibre à long terme, il est structurel. Les décisions du président Trump perturbent un marché pétrolier en recherche de stabilité, alors que les périls géopolitiques planent sur les grandes zones de production et que la demande augmente exponentiellement et rencontrera dans un horizon proche une grave contrainte d’offre. Si l’on considère que la demande augmentera entre 1.3 et 1.4 Mbj les vingt prochaines années, toutes choses égales par ailleurs, il faudra découvrir une nouvelle Arabie Saoudite d’ici 2030 et deux Arabies Saoudites d’ici 2040 pour la satisfaire. Contrairement à une impression générale d’euphorie de l’abondance, le choc baissier de 2014 a amputé l’industrie pétrolière de 1000 milliards de dollars d’investissements qui s’en ressentiront dans l’offre dès la fin de la décennie, occasionnant des corrections violentes entre 2020 et 2025 probablement. Les découvertes s’en ressentent. Selon Wood McKenzie, nous avons atteint avec 2.7 Gbls (milliards de barils) de découverte le niveau le plus bas depuis 1947. Pour répondre à la croissance demande, il faut découvrir chaque année 3 Gbls, soit l’équivalent des réserves de la Mer du Nord. La réunion d’Alger sera ainsi focalisée sur les conditions de stabilité du marché à court terme, considérant les rivalités entre Arabie Saoudite et Iran, et également l’interventionnisme du président américain sur la scène pétrolière. Elle veillera à préserver le consensus d’Alger qui a permis aux producteurs de retrouver une plus grande sérénité. Elle ne peut pas ne pas tenir compte des défis à long terme de cette industrie, autant que les grandes manœuvres géopolitiques qui la portent et qu’elle surdétermine à son tour.
3-Comment voyez-vous, dans ces grands bouleversements à l’œuvre dans l’industrie pétrolière, les grands challenges qui se posent à notre pays et le rôle de Sonatrach ?
Notre pays doit se libérer de sa dépendance au marché pétrolier par essence convulsif, volatil, cyclique et toujours générateur de crises. Il s’agit d’une vulnérabilité forte pour notre économie et dont nous prenons heureusement conscience. Je n’insisterais pas sur la nécessaire diversification de notre économie, son orientation vers les activités industrielles intenses en technologie et la nécessité de considérer le savoir comme le cœur, désormais, de notre projet national. Considérant l’industrie pétrolière, les pays producteurs doivent prendre conscience d’un nouveau paradigme. Et les plus avancés l’ont déjà fait. Aujourd’hui, la puissance pétrolière d’un pays ne peut plus reposer sur le niveau de ses réserves et de sa production. Elle repose sur la compétitivité, le pouvoir innovant, l’excellence technologique et managériale de sa compagnie pétrolière nationale, Sonatrach pour ce qui nous concerne. Nous ne pouvons plus nous suffire à rester un exportateur pétrolier et subir les aléas du marché. Il nous faut postuler à une insertion active dans la scène énergétique internationale en donnant à notre compagnie nationale les moyens et conditions pour qu’elle s’impose parmi les leaders de cette industrie. Ainsi, nous accroitrons la puissance de notre pays, générerons plus de ressources financière et nous prémunirons contre les risques intrinsèques à cette industrie. L’avènement des compagnies pétrolières nationales, fortement soutenues par leurs Etats et totalement insérées dans la chaîne diplomatique de ceux-ci, est un paradigme nouveau qui remet en cause toutes les logiques structurantes de l’industrie pétrolière. Aujourd’hui, les compagnies pétrolières nationales chinoises CNPC et Sinopec se hissent aux 3e et 4e rangs du classement Fortune des 500 entreprises mondiales. Ajoutons à cela que tous les émergents ont placé l’énergie au centre de leur stratégie internationale. Sonatrach doit impérativement rechercher des positions fortes dans le monde, accroitre sa base de réserves dans le pays mais aussi et surtout hors du pays. Elle doit rechercher des alliances en international pour protéger ses débouchés, rechercher une motricité par des activités génératrices de ressources et porteuses de synergies dans les théâtres d’opération internationaux porteurs. En cela elle est une dimension essentielle de la politique pétrolière et gazière nationale dans les nouveaux paradigmes à l’œuvre dans cette industrie, mais, aussi et surtout, un puissant levier pour entrainer l’économie nationale dans les grands challenges de la mondialisation.
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