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PATRIOTISME ECONOMIQUE
POUR UN PATRIOTISME ÉCONOMIQUE
Dr Mourad PREURE
Expert Pétrolier International
Professeur de Stratégie et de Géopolitique
Président du Cabinet EMERGY
L’Algérie doit-elle rester spectatrice des transformations structurelles en cours dans l’économie mondiale ? Elle est face à un choix : subir le changement ou travailler à être parmi les acteurs en mesure de le provoquer. Choisir une insertion active dans l’économie mondiale, globalisée où la notion de frontière a fondamentalement évolué pour se confondre aujourd’hui avec le rayonnement et la performance des acteurs nationaux, entreprises, banques, universités, centres de recherche, ou bien se résoudre à une insertion passive comme fournisseur de commodities et subissant les aléas de leurs marchés de plus en plus spéculatifs. Il nous revient de nous inquiéter du futur de notre pays. Quelle ambition pour l’Algérie pour le siècle qui s’ouvre ? Sénèque disait : » Il n’est pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va. » Miyamoto Musashi, un samouraï du XVIème siècle ajoutait : » Une nation dont le peuple est incapable de concevoir l’avenir est condamnée à périr. » Cette contribution pose quelques pistes pour le débat. A l’origine, il s’agissait d’une définition la plus précise de la notion de patriotisme économique telle que je la prône et professe. Je pense qu’il est utile que ce travail soit mis à la disposition du public. Je tirerai un grand profit des critiques et suggestions de tous.
Introduction
Les années quatre-vingt-dix, à un moment où l’économie mondiale capitaliste, parvenue au faite de sa puissance, avait besoin d’un élan nouveau, un changement de taille des acteurs et des processus, ont amené des transformations fondamentales qui ont rendu possible un nouveau paradigme de l’espace monde.
La mondialisation ou globalisation a eu à notre avis quatre moteurs :
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le mouvement de déréglementation qui a pris naissance aux Etats-Unis et en Grande Bretagne dans les années quatre-vingt et a commencé à se généraliser au monde occidental en générant une mystique du marché et du court terme,
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la chute du mur de Berlin et de l’empire soviétique qui a rendu possible le décloisonnement de l’espace monde,
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la révolution des technologies de l’information et de la communication qui a donné naissance à l’économie fondée sur la connaissance
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La globalisation financière a accompagné le processus accentuant la prééminence du court terme, la couverture contre le risque et la spéculation. L’effondrement de l’Union soviétique et la révolution des technologies de l’information et de la communication ont favorisé le décloisonnement des économies nationales et donné naissance à l’économie globale animée par des acteurs globaux nés des grands mouvements de fusion-acquisition du début des années quatre-vingt dix. A partir de là les crises financières qui traversent la planète à la vitesse de l’éclair du fait de l’instantanéité de la communication et de la globalisation des acteurs et des marchés, sont devenues des risques systémiques forts. La crise asiatique de 1998 était la répétition générale de ce que nous vivons aujourd’hui, elle avait été précédée par la crise de l’endettement. Et nous ne cesserons de vivre cela dans le futur avec chaque fois le problème des instruments de régulation (qui les contrôle, contrôle le monde) et aussi de la transparence des marchés (également question clé de la gouvernance). Voilà pourquoi je ne suis pas de ceux qui pensent que cette crise prendra fin à une échéance précise. Dans une, deux ou trois années.
Tout porte à croire que les crises systémiques tendront à se multiplier (environnement, finances, santé etc.) avec la globalisation. Nous pensons aussi que dans cet univers globalisé fortement interdépendant, il faut reformuler la question de la souveraineté qui doit reposer sur la puissance des firmes, la performance des acteurs qu’ils soient universités, centres de recherche, banques, ONG, etc. Le savoir, disait Toffler, est la forme dominante de création de richesse. Nous ne pouvons plus considérer les Etats nationaux dans la forme que leur a donné la révolution industrielle. Les frontières n’ont de réalité que lorsqu’elles sont fondées sur la puissance économique, la science, la technologie, mais aussi les grands moyens de communication.
En l’espèce notre pays est articulé à l’économie mondiale à travers son industrie des hydrocarbures et par les recettes que celle-ci procure. Il faut absolument déconnecter notre croissance de l’industrie mondiale des hydrocarbures. Celle-ci tendra de plus en plus à l’avenir, à mesure que les ressources s’épuiseront, à être de plus en plus instable, les marchés fonctionnant dans des logiques spéculatives de court terme alors que l’industrie, de plus en plus capitalistique obéit à des logiques de long terme. Après ce que nous avons dit plus haut et surtout que cette crise et structurelle, qu’il s’agit de la fièvre signalant la maladie, vous imaginez bien qu’il ne suffit pas de dire que du seul fait que notre système financier sous-développé est déconnecté du système financier mondial (mais l’est-il réellement, et faut-il vraiment célébrer l’évènement !) nous sommes à l’abri. Tant que notre pays n’a pas réussi son insertion active dans l’économie mondiale, c’est-à-dire une insertion fondée sur la maîtrise de la connaissance et la présence parmi les producteurs de savoir et de technologie, à l’image de l’Inde, tant qu’il est inséré par ses seules exportations d’hydrocarbures, il est sans s’en rendre compte ballotté par les vagues, ne sachant si la vague qui le secoue est la dernière ou si elle dissimule un tsunami. Pour le reste ajoutons aussi, mais ce sont des incidences superficielles, que nous sommes touchés par l’inflation que nous importons, par le » credit crunch » qui ralentit les IDE, par la demande d’hydrocarbures qui ralentit et agit sur les prix, et j’en passe.
Voilà pourquoi il faut revenir aux fondamentaux. Le patriotisme économique est donc particulièrement à l’ordre du jour et implique un consensus autour de l’intérêt national compris comme lié aux réussites des entreprises publiques et privées. Les Etats sont toujours en compétition. Cette compétition se réalise par leurs entreprises et leurs universités, non plus par leurs armées. Les conquêtes commerciales tendent à prendre le pas sur les conquêtes territoriales qui n’ont plus de sens que si elles se justifient économiquement.
Une tendance lourde induite par la montée de l’interdépendance et de la complexité. La prise de conscience en Algérie est un signe encourageant.
En fait cette question est très actuelle, la crise économique mondiale en a révélé toute l’urgence. L’ultralibéralisme qui avait déferlé sur la planète depuis la décennie quatre-vingt connaît un reflux avec la crise économique. Le catéchisme nouveau tout à l’adoration du Dieu marché qui avait été imposé à la planète se révèle lourd de périls et la fameuse » main invisible » se révèle inopérante. L’Etat était considéré comme une vieillerie à ranger au musée et ses interventions des anomalies qui faussent le libre jeu des lois du marché. Aujourd’hui tout le monde convient que le marché livré à lui-même est capable du pire, en tous cas ses vertus auto-régulatrices n’ont pas été prouvées. Cela ne pouvait pas ne pas discréditer les discours ultra-libéraux y compris chez nous.
L’approche développée par l’Etat algérien depuis la loi de finances complémentaire 2009 est en rupture avec ce qui était avancé par le passé. Il semble que l’Etat algérien a pris la mesure des vulnérabilités de notre économie et qu’il s’emploie à y faire face. Il faut lui conseiller un effort de communication et de concertation avec les acteurs économiques plus grand et plus diversifié, car c’est en mobilisant autour de lui les acteurs économiques en premier lieu le patronat, en les impliquant dans son action, qu’il a le plus de chance de réussir. En tous cas, la privatisation de secteurs stratégiques est rediscutée, ce qui est un grand pas. Les récentes décisions et déclarations du Premier ministre sont en effet encourageantes et vont au devant des attentes des chefs d’entreprises. De la même manière, il est mis en place des dispositifs pour protéger les entreprises nationales de prédateurs étrangers et de manœuvres spéculatives inconsidérées. Ces décisions sont salutaires, et le tollé provoqué indique combien elles ont pu déranger d’intérêts. Les mesures prises pour contenir l’importation demandent à être affinées car il convient de distinguer l’importation de biens et services qui entrent en amont des processus productifs de ceux qui découragent toute production nationale et annihilent tout effort d’accumulation interne.
Notre pays doit à mon avis se désinhiber vis-à-vis du patriotisme économique. Nous voyons d’ailleurs que le pays qui incarne le plus le libéralisme, soit les Etats-Unis, n’hésite pas à afficher ouvertement son patriotisme économique, suivi en cela par la majeure partie des pays occidentaux. Et je voudrais tordre le cou à une idée erronée qui veut que soutenir les entreprises c’est en faire des assistées. Cette idée, qui est une vieille relique des années socialistes, fait très mal car personne ne sait exactement ce qu’il doit faire, ni la puissance publique, ni les managers. Bien sûr qu’il faut soutenir ses entreprises et ne pas s’en cacher ! Tout le monde le fait et c’est de bonne guerre. Le principe de la préférence nationale tombe sous le sens. Un manager algérien qui risque son argent pour créer de la richesse et des emplois, qui n’a pas d’autre patrie que cette terre blessée, doit bénéficier, à qualité de prestation égale, d’un traitement préférentiel par rapport à son concurrent étranger, oui il faut le dire et l’assumer. Et le Forum des Chefs d’Entreprises a raison de revendiquer dans les marchés publics une part de 30% réservée aux opérateurs nationaux. Mais le soutien doit avoir pour effet de renforcer la compétitivité et la performance, il doit aussi traiter les entreprises en difficulté avec intelligence et mesure, voir si le potentiel peut être redressé et comment.
Il faut le souligner, le patriotisme économique n’a de sens que s’il se fonde sur la compétitivité, le pouvoir innovant des entreprises nationales et des universités. Il rendra possible la forte attractivité de notre pays qui doit être recherchée. Il n’est en aucun cas un repli sur soi et encore moins une prime à la médiocrité. Le patriotisme économique consiste à soutenir la compétitivité de ses entreprises mettre en perspective leur montée en gamme. C’est une véritable orchestration du développement industriel dans une vision » top-down, bottom-up » c’est-à-dire une interactivité et une communication entre les entreprises et l’Etat pour produire des solutions novatrices et adaptées aux réalités de nos industries et de la concurrence. En aucun cas il ne doit être confondu avec le protectionnisme, même si des Etats libéraux pratiquent sans aucune gène le protectionnisme en dressant des barrières non tarifaires pour contrer la concurrence étrangère. Ainsi par le biais des normes, de standards, en invoquant des impératifs de santé publique on en arrive à protéger l’industrie nationale et le marché national des convoitises étrangères. Les législations anti-OPA ainsi que des dispositifs juridiques complexes mais aussi souvent dans les secteurs stratégiques des contraintes de sécurité nationale sont érigés en barrières contre toute velléité de contrôle d’entreprises nationales. Il faut ici plus que jamais éviter de pécher par angélisme. Ainsi, les compagnies pétrolières nationales comme Sonatrach n’arrivent pas à accéder à l’aval gazier et à la génération électrique en Europe.
Le patriotisme économique c’est aussi donner du rêve à notre jeunesse. Le rêve d’un pays moderne en phase avec son siècle. Et notre jeunesse, comme le sang qui s’écoule de la blessure, ne prendra plus la mer sur des embarcations de fortune pour partir à la rencontre de la lumière que nous n’aurions pas eu le génie de lui proposer sur cette terre si familière à l’impossible. Ce rêve que nous devons donner à notre jeunesse doit, pour être vivant, être ancré dans une ambition de puissance de notre pays. Comme l’observe Christian Harbulot, Directeur de l’Ecole de guerre économique : » Il existe aujourd’hui deux catégories de pays ; ceux qui ont une stratégie d’accroissement de puissance et ceux qui n’en ont pas. » Si vous n’avez pas d’ambition de puissance, il ne faut attendre des autres qu’ils l’aient à votre place. Nous ne partons pas de rien. Nous avons un riche patrimoine symbolique incarné par le patriotisme novembriste. Il faut régénérer la symbolique novembriste en l’ancrant dans la quête de l’excellence, l’innovation et la compétitivité. Les entreprises, les universités doivent être imprégnées de cette vérité tellement évidente aujourd’hui que la souveraineté repose sur l’excellence des entreprises et des universités, sur le talent des femmes et des hommes de ce pays.
Le patriotisme économique doit être interprété comme une volonté de renforcer l’autonomie stratégique du pays, de multiplier les synergies entre acteurs nationaux pour accroître leur développement, donner au pays, à travers ses acteurs (entreprises, institutions étatiques, secteur financier, universités) la capacité de profiter des opportunités et de résister aux menaces (en les anticipant et en produisant des ripostes adaptées) issues des nouvelles dynamiques engendrées par la mondialisation. Le patriotisme économique vise toujours à réaliser une ambition de puissance.
Le discours de l’Etat tend à se clarifier. Il y a un catastrophisme qui entoure les mesures prises par le gouvernement et qui ne me semble pas justifié. Ce que l’Algérie décide aujourd’hui est pratiqué depuis fort longtemps dans les pays au libéralisme irréprochable, il ne faut pas être naïf. D’autre part, le marché algérien est un marché porteur, ce qui en amoindrit l’intérêt ce serait plutôt le fait qu’il apparaît souvent à tort comme très opaque, où les centres de décision ne sont pas toujours évidents, l’archaïsme du système financier, les problèmes du foncier ainsi que la corruption dont le rôle me semble exagéré, sont réellement des freins. Je pense donc que ces mesures sont positives mais doivent se conjuguer avec une modernisation réelle, la mise en œuvre des réformes. Elles ne peuvent être sans une politique moderne et déterminée de la PME, chose qui manque cruellement à notre pays. Cette politique doit conjuguer mise à niveau, privatisation et regroupement de PMEs. Car les PMEs nationales, surtout dans le secteur du bâtiment, n’ont pas la taille critique pour remporter des marchés importants, pour acquérir la technologie, pour aller à la conquête du monde.
Il faut former des Champions nationaux en combinant la privatisation nécessaire d’entreprises publiques avec la mise à niveau et la modernisation des entreprises. On peut former des entités qui peuvent avoir à terme des liens de capital. Ces entités seront sous la direction d’un leader comme CEVITAL, l’ETRHB des frères Haddad, un holding issu de Sonatrach ou d’une autre entreprise publique leader avec des banques et des compagnies d’assurance publiques. Ces champions nationaux doivent signer un contrat programme avec l’Etat et bénéficier en conséquence d’avantages fondés sur le principe de la préférence nationale. Ces avantages doivent être la contrepartie d’engagements contractuels. Dans tous les cas, ils doivent être articulés à l’université et la recherche nationale et sont comptables des processus innovants qu’ils auront développés. Sur cette base, il n’est pas exclu que des capitaux étrangers y soient impliqués dans le cadre de leur propre politique de développement et dans ce cas ces champions nationaux qui déploieraient leur stratégie propre peuvent être partie prenante d’une stratégie plus globale de délocalisation du partenaire étranger.
Il est clair qu’aujourd’hui nous avons affaire à des chaînes de valeur globales dont il faut convoiter les segments à haute charge en matière grise et de ce fait à haute valeur ajoutée. Construire un bateau, une automobile ou un téléviseur comporte des activités de conception, le management d’une chaîne de sous-traitants, la fabrication et enfin de distribution. Ceci représente la chaîne de valeur. Il convient d’entrer dans cette chaîne de valeur en recherchant les activités de conception et de fabrication complexe, celles qui sont les moins substituables et celles qui exercent localement un effet de rayonnement et génèrent le plus de marge. Se focaliser sur le montage est une erreur qui peut parfois être compensée par l’appel à la sous-traitance nationale. Il faut savoir que les pays qui ont réussi le décollage industriel dans un passé proche, soit les pays asiatiques ont combiné fabrication et innovation en articulation avec les universités nationales, reverse enginereering (copiage) et, dans cette logique globale intégrée, montage. En aucun cas le montage n’était abstrait d’une vision globale. La sous-traitance nationale ne peut réussir que si de grands donneurs d’ordre nationaux, qui ne peuvent être que des champions nationaux, accèdent au concept global du produit et tirent avec eux l’université et la recherche. Le partenaire étranger et l’IDE en général ne peut venir qu’en appui, et il faut le sollociter en ce sens.
La mondialisation et ses impacts sur l’Algérie. Quelles parades et comment pouvons-nous situer le patriotisme économique ?
Dans ce nouveau contexte l’économie mondiale est une arène ouverte où s’affrontent des compétiteurs qui convoitent tous une part de la richesse mondiale. Les marchés sont les nouveaux territoires et leur conquête est la nouvelle raison d’être de la guerre. Mais cette guerre, dans un monde interdépendant et à la complexité croissante où l’adversaire est en même temps partenaire dans un autre théâtre d’opérations, cette guerre ne vise pas la destruction de l’adversaire mais surtout la réalisation d’un équilibre entre protagonistes, un équilibre toujours au bénéfice de l’un d’entre-eux, le plus fort, le plus avisé, le plus innovant, celui qui est parti le premier. L’intérêt national s’exprime dans cette relation dynamique.
La mondialisation engendre une réalocation permanente des ressources, actifs, capitaux, ressources humaines, connaissance. Rien n’est acquis définitivement, des systèmes productifs sont en mutation permanente, de nouveaux équilibres s’établissent, les futurs rapports de forces économiques sont en gestation, il faut se battre pour être du voyage. L’environnement évolue de manière discontinue, chaotique, poussé par les jeux d’acteurs, par le progrès technique. Il faut s’y situer de manière dynamique et ne pas croire possible d’y dresser des murs à l’abri desquels serait protégée l’économie nationale et ses entreprises, notamment stratégiques. Voilà pourquoi le patriotisme économique, au même titre que la santé, l’éducation doit être une politique publique. On protège ses entreprises, on construit la compétitivité de son économie comme on soigne ou éduque son peuple.
Le patriotisme économique implique donc un consensus autour de l’intérêt national compris comme lié aux réussites des entreprises publiques et privées. Les Etats sont toujours en compétition. Cette compétition se réalise par leurs entreprises et leurs universités, non plus par leurs armées. Les conquêtes commerciales tendent à prendre le pas sur les conquêtes territoriales qui n’ont plus de sens que si elles se justifient économiquement.
Mais en même temps, il faut éviter la diabolisation de l’Autre et se mettre résolument en condition pour aller vers un partenariat de type nouveau. Il faut sincèrement croire au partenariat. Nous ne pouvons pas nous confiner à rester entre nous. Il faut que l’Algérie soit une économie attractive où se redéploient des entreprises à haute valeur ajoutée, des centres de recherche, des lieux de savoir. Elle doit rayonner sur les plans économique, scientifique culturel, voilà comment elle s’imposera comme puissance incontournable. Nos entreprises doivent être des partenaires recherchés, des partenaires porteurs d’ouvertures stratégiques, générateurs de croissance, voilà ce que nous devons viser. Mais en même temps notre pays sera un partenaire actif qui s’ouvre lui aussi des perspectives stratégiques, pas un sleeping partner dont l’intérêt réside uniquement dans l’avantage comparatif national qu’il apporte.
On le voit, l’économie est un important vecteur de puissance. La conséquence directe du phénomène de globalisation a été un accroissement de la complexité et de l’interdépendance. Le défi est de maîtriser cette complexité et pour cela maîtriser l’information, tout le flux chaotique d’information pour la transformer en connaissance, et capitaliser la connaissance. Il faut réellement changer de perspective stratégique. Anticiper le changement et tenter d’en tirer avantage, voire plus, provoquer le changement pour renforcer notre avantage concurrentiel national.
La guerre économique est une guerre de mouvement. Il s’agit de maîtriser les ruptures, les discontinuités, se singulariser par la qualité de ses anticipations, par sa vision juste de l’avenir. Il faut cesser de fixer notre nombril et de se focaliser excessivement sur le passé. Pour construire la puissance de notre pays nous devons faire précisément du passé un levier pour conquérir l’avenir. Vous me direz qu’un changement de génération est sans doute nécessaire. Je le pense. La génération de l’indépendance a le droit de rêver faire la grandeur de sa patrie et se porter au niveau de ses aînés en réussissant à faire de notre pays une puissance économique, forte de ses entreprises et de ses universités, du talent de ses femmes et des ses hommes. Je pense qu’une telle perspective nous conduit à une relation plus sereine avec l’Autre, décuple nos moyens et nous ouvre de réelles perspectives.
Comment peut-on définir le patriotisme économique et pourquoi l’intelligence compétitive est-elle liée au patriotisme économique ?
Le patriotisme économique nous permet de construire une culture commune de la puissance et de la réussite nationale. Une vision partagée des challenges et des enjeux, une perception exacte des menaces et des opportunités. La fin de la guerre froide a déplacé le centre de gravité des conflits de la sphère idéologique et politique vers la sphère économique, les rendant plus complexes encore. Ce sont de nouvelles conduites que nous devons adopter pour faire face au nouveau paradigme de la souveraineté dans un monde interdépendant, une souveraineté reposant essentiellement sur la performance, la compétitivité des acteurs nationaux, entreprises publiques et privées, universités et institutions publiques qui dans un mouvement harmonieux et coordonné réalisent la puissance et rendent possible la prospérité de la nation.
Dans ce sens, une définition moderne, renouvelée de la sécurité nationale est nécessaire et va être un catalyseur pour toutes les forces créatrices et le socle sur lequel se construira la puissance de notre pays. Le concept de sécurité nationale intègre de plus en plus celle des entreprises. L’Etat intervient de plus en plus dans une optique défensive pour protéger le potentiel existant des convoitises ou des initiatives malveillantes, mais aussi dans une optique offensive qui s’imbrique dans la stratégie de renforcement de la puissance et dont la conquête des segments technologiques porteurs, voir de marchés extérieurs est l’expression. En France, l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant sur l’organisation de la défense nationale inclut la défense économique parmi les trois composantes de la défense de la nation aux cotés de la défense militaire et de la défense civile.
Dans cette perspective, l’Etat devient un Etat stratège dont la mission est d’anticiper le futur et créer les conditions de la réalisation de la puissance nationale. Il est le grand ordonnateur du développement scientifique et technologique. L’Etat doit identifier le périmètre stratégique de l’économie, le cœur de la puissance et le pilier de l’indépendance du pays et qui englobe les industries stratégiques (énergie, télécommunications etc.) mais aussi les » jeunes pousses » à haute valeur technologique ou positionnées sur des marchés émergents. Un chercheur détenteur d’un brevet peut en faire partie. Ce périmètre stratégique a pour vocation à s’élargir, se renforcer et la mission régalienne de l’Etat est d’y veiller soigneusement. En ce sens, protéger les entreprises stratégiques est l’objectif premier du patriotisme économique. Il est clair, qu’outre Sonatrach, bien entendu, y figurent en bonne place les banques, Algérie Télécom et Air Algérie (Toutes deux sacrément malmenées par la concurrence internationale. Songeons un peu aux conséquences de leur disparition !) par exemple mais aussi des champions comme Cevital et l’ETRHB.
L’autonomie stratégique du pays peut être altérée par le fait que des secteurs stratégiques soient contrôlés par des intérêts étrangers. Les vulnérabilités sur les plans économique, juridique, technologique, commercial, financier doivent être identifiées et prises en charge en mobilisant l’initiative publique et privée. Le patriotisme économique suppose aussi de faire converger les logiques d’Etat avec les logiques d’entreprise privées. Dans le même sens, la diaspora algérienne à l’étranger doit être engagée dans ce projet national. Outre la visibilité qu’elle apporte, l’ouverture sur le monde et les idées innovantes qu’elle permet, il faut toujours considérer que le pouvoir aujourd’hui se trouve dans les réseaux. C’est aussi son droit que de servir la nation si elle le désire et le peut.
Nous devons aller vers une politique volontariste en matière d’intelligence compétitive ou intelligence économique.
L’intelligence compétitive (competitive intelligence) ou intelligence économique doit, au même titre que la santé ou l’habitat, être une politique publique. J’ai expliqué plus haut que nos entreprises évoluent, non plus dans espace protégé, mais dans un espace global avec des concurrents redoutables qu’ils ne sont pas en mesure d’affronter seuls. Comme un bateau dans la tempête leur survie dépend de la maîtrise des informations émises par leur environnement. Dans un monde hautement compétitif il faut avoir une grande qualité d’anticipation, une vision parfaite du théâtre des opération, ce que les PMEs ne peuvent faire, c’est pourquoi dans les pays avancés, leur Etat vient à leur secours. La maîtrise des flux d’information est aujourd’hui une dimension de la puissance (réseaux et contenus). Voilà pourquoi l’intelligence compétitive est intimement liée au patriotisme économique. Comme l’Etat se préoccupe de la santé de ses concitoyens, il se préoccupe de celle de ses entreprises.
L’intelligence compétitive comprend toutes les opérations que l’on désignait traditionnellement sous le vocable de veille et qui ont pour but comme un radar de maîtriser l’arène compétitive, les mouvements des concurrents. La nouveauté avec l’intelligence compétitive, dans ce monde de plus en plus complexe est l’intervention en amont de l’évènement à travers la construction de réseaux, le lobbying, l’influence. Son rôle défensif devient d’autre part significatif par la détection et la riposte aux opérations d’influence ou de désinformation menées contre les entreprises ou le pays mais aussi par la sécurisation de l’information et la prise en charge des vulnérabilités. Les services de renseignement ainsi que la diplomatie, a qui il est demandé de construire méthodiquement des réseaux d’influence internationaux, apportent une contribution significative aux entreprises.
L’intelligence territoriale tend à se développer de par le monde. Elle vise à multiplier les synergies des pouvoirs publics au niveau local. L’objectif de densification du tissu industriel et de montée en gamme ne peut en effet provenir que d’une forte collaboration public – privé. Les collectivités locales y trouvent un rôle nouveau de stimulation et d’animation du tissu industriel et universitaire. Les Etats apportent dans ce cadre leur soutien à la généralisation de l’intelligence compétitive et son apprentissage. De même, des dynamiques d’influence engageant l’Etat sont nécessaires pour permettre aux PME d’accéder aux technologies et construire des partenariats internationaux qui serviraient de levier à leur développement et de conquérir des marchés. Nous sommes dans la dynamique de l’Etat stratège qui doit fédérer les énergies publiques et privées
Je pense que nous devons construire une expérience nationale d’intelligence compétitive en conjuguant toutes les compétences significatives dans ce domaine existantes dans ce pays. Il faut porter l’intelligence compétitive au rang de discipline universitaire transversale et étanchéiser absolument le système national d’intelligence compétitive en développant des pratiques spécifiques. Lorsque l’on considère l’expérience internationale en la matière, on n’observe pas, par exemple, la multiplication souvent anarchique d’actions de formation menées par des experts étrangers comme cela se pratique chez nous, ce qui peut être porteur de risques graves.
Les services de renseignement de par le monde et jusque chez nos voisins immédiats s’impliquent de plus en plus dans la guerre économique. D’une part parce que les Etats y sont de plus en plus impliqués, mais aussi car les services de renseignement occidentaux, orphelins de leur ennemi soviétique depuis la fin de la guerre froide, y trouvent souvent une opportunité de redéploiement des importants moyens dont ils disposent et aussi une chance de survie et de développement. Ils se sont trouvés ainsi une nouvelle raison d’être : le renseignement économique. L’influence est constitutive de la puissance. Dans une relation où il ne s’agit plus de détruire son vis-à-vis mais d’établir avec lui des rapports avantageux et en conséquence d’être renseigné au mieux sur ses intentions voire plus, se donner les moyens d’y influer, le renseignement avec son savoir faire et ses techniques, devient la trame acceptée ou refoulée de relations formelles entre acteurs. En clair, nos entreprises ont face à elles bien plus qu’un bancal dispositif de veille concurrentiel. Elles affrontent des concurrents parés pour une véritable guerre économique et en conséquence puissamment soutenues par leurs Etats avec toutes ses institutions de souveraineté, diplomatie, renseignement.
Le patriotisme économique dans les hydrocarbures : objet d’un consensus de plus en plus fort dans les pays producteurs. Il signifie : préservation des réserves pour les générations futures et renforcement des acteurs énergétiques nationaux.
Sonatrach est le vaisseau amiral de notre économie. Elle est le seul acteur algérien en mesure de postuler à une place de leader au niveau mondial, ce qui souligne encore toute son importance stratégique. Car le pétrole est le monde des miracles, il est le monde où l’impossible devient possible pour peu que les hommes soient des visionnaires, que la volonté de croître soit partagée, qu’elle se concrétise par un effort collectif quotidien d’innovation et de quête de l’excellence. Voyez une société comme Repsol l’espagnole, ou encore Petrobras la brésilienne comme elles se sont hissées à partir de rien au niveau des leaders. Pour la petite histoire, Petrobras est leader mondial dans les technologies de production en mer profonde au-delà de 2000 mètres de profondeur. Donc oui, le patriotisme économique est à la base de toute politique pétrolière nationale. Il doit l’être plus encore chez nous où les réserves sont limitées. Et de fait, la puissance pétrolière nationale ne peut provenir que l’accroissement de la puissance et de la compétitivité des acteurs énergétiques nationaux. Le patriotisme économique en la matière signifie aussi que les ressources du sous-sol appartiennent à la nation, elles appartiennent donc aussi à nos enfants et petits enfants qui ne comprendraient pas qu’on les ait épuisés sans tenir compte du fait qu’ils vivront dans un temps où le pétrole sera rare et donc très cher, qu’il leur sera peut-être inaccessible si on n’y prend garde.
Il nous faut créer les conditions à l’émergence d’un puissant leader énergétique national. Celui-ci sera donneur d’ordre et entraînera universités, recherche et PME nationales dans son sillage. Les compagnies pétrolières tendent à muer en compagnies énergétiques fournissant indifféremment carburant, kilowatts/heures et molécules de gaz. La raison est que le dynamisme de l’industrie gazière est tiré par la génération électrique alors même que les portefeuilles des compagnies pétrolières tendent à comporter à parité pétrole et gaz. Elles ont tendance tout naturellement à traiter l’énergie comme une commodity et parachever dans le gaz et la génération électrique leur intégration verticale « from well to wheel » (du puits à la roue) Nos acteurs énergétiques nationaux doivent s’inscrire dans cette tendance et une plus forte intégration entre Sonatrach et Sonelgaz devra être étudiée. Elle devrait conduire à terme à une fusion de ces entreprises pour former un puissant acteur énergétique national opérant sur tous les métiers de l’énergie en Algérie et à l’étranger.
Mais le patriotisme économique concernant les hydrocarbures consiste surtout à doter notre pays de puissants acteurs énergétiques en mesure de se mouvoir avec aisance dans une scène énergétique mondiale de plus en plus compétitive. Le premier d’entre ces acteurs est incontestablement Sonatrach qu’un illustre pétrolier, j’aime à le répéter, a qualifié de « prunelle de nos yeux. » Sonatrach doit asseoir sa puissance sur la technologie et disposer d’un portefeuille d’activités fortement concentré sur les segments à forte croissance et forte valeur ajoutée, soit l’amont ou encore l’exploration-production. Elle doit se donner les moyens de détenir des réserves dans les bassins les plus prometteurs de par le monde, à maîtriser les technologies pour opérer les zones matures qui vont se multiplier à l’avenir, à explorer de nouveaux horizons notamment en offshore profond. Je ne suis pas convaincu que la pétrochimie, industrie cyclique et hautement capitalistique par excellence, soit toujours un choix porteur, je lui préfère les gisements qui constituent toujours la véritable richesse d’une compagnie pétrolière.
Enfin, le patriotisme économique dans les hydrocarbures doit signifier faire de Sonatrach un puissant pôle de rayonnement qui entraîne derrière lui PME, universités et recherche nationale. Une politique de la sous-traitance dans les hydrocarbures doit voir le jour. Il n’est pas possible, ici plus qu’ailleurs, de considérer les PME algériennes sous le seul angle du moins disant. Elles doivent être impliquées dans un projet national, et s’il le faut être imposées au partenaire étranger comme condition à la conclusion de toute affaire. Bien entendu, seules les PME excellentes doivent être éligibles à ce traitement. La qualité de partenaire national de Sonatrach doit faire l’objet d’un concours national et être supervisée par les plus hautes autorités de l’Etat. Elle doit se mériter. Car sans une sous-traitance nationale forte, et une articulation solide avec l’université et la recherche nationale, Sonatrach est condamnée à s’affaiblir et limiter ses perspectives de développement.
Dans le contexte de la mondialisation, la puissance des nations s’établit sur la puissance des firmes.
Pour résister dans la guerre économique il faut postuler à la puissance. Si un Etat ne postule pas à la puissance personne ne peut le fera sa place, ça il faut le savoir. Et aujourd’hui la puissance des Etats s’établit sur la performance et la compétitivité des firmes. On peut même parler, s’agissant des firmes importantes, de puissance. L’industrie avec tout ce qu’elle entraîne est le socle véritable de la souveraineté. Elle permet de capter une part de la richesse produite dans le monde et accroît la puissance de son Etat d’origine. Elle soutien le progrès scientifique et technique national et donne réalité et densité à la puissance militaire.
Un projet collectif repose sur un imaginaire collectif qu’il nourrit en retour. La fierté d’être algérien devra reposer sur les réussites scientifiques, culturelles et technologiques, sur les succès commerciaux de nos capitaines d’industrie, sur la justice sociale aussi car il faut réétalonner l’ascenseur social et encourager la saine compétition entre compétences, entre entreprises, entre collectivités territoriales. L’Algérie doit devenir un rampe de lancement pour ses entreprises qui ne doivent pas voir leur marché domestique parasité par des produits étrangers sans compensation et sans obligation de réciprocité.
Le modèle de développement public américain est un cas d’école. Ce qui a rendu possible des succès stories comme HP, Dell Computers, Microsoft, Google, Yahoo etc, c’est avant tout que les PMEs qu’elles étaient ont bénéficié de financements, de commandes publiques, de débouchés et aussi de compétences produites par les universités. L’Etat a agi comme un Etat stratège. Il nous faut un Small Business Act algérien dont le but sera de donner une impulsion aux PMEs nationales et faire émerger une nouvelle génération de champions. L’innovation est l’avantage concurrentiel du siècle nouveau. Il faut diriger sélectivement nos entreprises vers les activités à haute charge en matière grise, y compris en impliquant les entreprises étrangères qui opèrent en Algérie ou y vendent leurs produits.
L’action en direction des PMEs est multidimensionnelle et ne peut être réduite au seul soutien financier. Elle doit se fonder sur une stratégie véritable qui encourage les PMEs existantes et facilite la naissance des nouvelles, qui les aide à monter en gamme, qui promeut des ouvertures partenariales pour elles, qui porte assistance aux PMEs en difficultés, qui instaure et fait respecter le principe de la préférence nationale, etc.
Les entreprises se recentrent sur leurs métiers de base et de plus en plus sur les segments à forte charge en matière grise de ces derniers. Il est impératif de ne pas se tromper de positionnement dans la chaîne de valeur. Il faut veiller à remonter vers les segments à haut contenu en savoir, avions-nous dit. A cet égard, le chemin fait par l’économie chinoise est riche d’enseignements. Voyez comme les Chinois, après s’être distingués par la production de masse à bas coût et de qualité médiocre, sont en train de monter en gamme méthodiquement, et rappelez-vous l’époque où les montres japonaises se vendaient au kilo. Nous voyons que la Corée du Sud puis la Chine marchent sur les pas du Japon qui est devenu la deuxième puissance mondiale, ce que la Chine sera très bientôt.
Enfin, les PME algériennes ont durement souffert de la prospérité pétrolière qui s’est traduite pour elles par l’irruption sur leur marché domestique de produits concurrents provenant de pays à bas coûts de main d’œuvre. Ce phénomène, appelé Dutsch Disease ou syndrome hollandais a eu pour résultat une forte mortalité des PME nationale et la destruction de capacités productives et d’emplois. Cette situation qui parvient à inhiber tout développement de l’industrie nationale jusqu’à conduire à sa disparition est déjà une réalité chez nous (filières bois, cuir, textile etc.) Et de fait l’industrie ne représente que 5% du PIB algérien. Autant dire que l’Algérie tend à devenir un pays sans usines. Combien d’industriels que nous connaissons ont du fermer leurs usines devant l’agressivité des produits importés et se sont mués eux-mêmes en importateurs, aggravant davantage encore le phénomène ! L’Etat ne doit pas tolérer de telles asymétries dommageables à nos intérêts nationaux et imposer la réciprocité pour les Etats d’origine des firmes intervenant en Algérie. Nous sommes à l’aise pour le dire, la crise économique mondiale a amplement révélé les liens entre entreprises et Etats.
Quelques exemples internationaux en matière de patriotisme économique
Je me pose parfois la question. Le patriotisme économique est-il un loisir pour pays riche ? Alors même que nos pays sont culpabilisés dès l’instant où l’Etat vient au secours de nos entreprises, que nos chefs d’entreprises sont suspectés de tous les maux alors qu’ils risquent leur argent pour produire des richesses et des emplois, nous voyons des pays occidentaux et non des moindres transgresser les dogmes libéraux pour soutenir leurs entreprises voire barrer la route à des entreprises étrangères. Est-il besoin de citer des exemples ? Sans évoquer dans le détail les cas célèbres d’Arcelor, de Danone et de Suez en France, d’Endesa en Espagne, nous nous intéresserons à deux cas d’école : (i) la montée dans le capital de British Petroleum par Kuwait Investment Office, en 1987 qui, après avoir atteint 21.6% (et sauvé la privatisation de BP qui avait été engagée au mauvais moment), a été stoppée par une intervention de l’Etat britannique dirigée par la libérale Mme Thatcher, enjoignant l’Etat koweitien de ramener sa part à 9.9%, (ii) l’OPA du chinois CNOOC sur l’américain UNOCAL en 2005 stoppée par une décision du Congrès américain. Il est clair ici que des logiques d’Etat clairement affichées ont retenu la fameuse » main invisible » d’Adam Smith. Et l’on voudrait que nos pays ouvrent leurs gisements et permettent le contrôle par des intérêts étrangers de leurs entreprises stratégiques et leurs banques les plus importantes !
Les Etats réputés libéraux n’hésitent pas à intervenir dès lors qu’ils considèrent le périmètre stratégique de leurs économies atteint par un prédateur indésirable. Seconde observation, ces mêmes Etats déploient tout un faisceau de ressources et de dispositifs pour soutenir la compétitivité de leurs entreprises stratégiques, pour l’essentiel privées, et les prémunir contre tout risque de cet ordre.
L’Etat américain a développé une expérience intéressante à cet égard et dont on peut utilement s’inspirer. Le concept de National Security, la sécurité nationale, englobe la prospérité économique et fonde aux Etats-Unis le patriotisme économique. La définition voulue floue de la sécurité nationale offre une grande marge de manœuvre aux décideurs américains. Parmi les instruments mis en œuvre dans ce pays nous en citerons trois:
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Le Committee on Foreign Investments in the United States (CFIUS) qui a pour mission de contrôler et éventuellement d’interdire les prises de contrôle étrangères d’entreprises américaines. Il récupère des informations stratégiques des entreprises étrangères et suscite des propositions de partenariat scientifique et industriel.
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L’Advocacy Center dont la mission est de mobiliser toutes les ressources de la nation autour des grands contrats internationaux des entreprises américaines.
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Les American Presence Posts créés sous l’égide des ambassades avec pour mission de développer l’influence américaine dans les milieux économiques.
Tout un arsenal législatif et réglementaire est également déployé dans le même sens, on peut en citer :
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Le Cohen Act adopté en 1996 qui définit comme infraction la notion de vol de secret d’affaires et la punit.
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L’Omnibus Trade and Competitiveness Act de 1988 qui protège les droits de propriété intellectuelle.
L’Exon Forio Amendment voté par le Congrès en 1988 vise la protection des entreprises stratégiques. Il donne au président des USA la possibilité de bloquer tout projet de prise de contrôle par des étrangers susceptibles de menacer la sécurité nationale. La notion de sécurité nationale est invoquée pour défendre les entreprises. Suite à cela le Committee on Foreign Investment in the United States peut interdire des prises de contrôle étrangères au nom de l’intérêt national. (Notion définie nulle part et qui permet à l’Etat de définir le périmètre stratégique comme il veut.) -
Le Small Business Act déjà évoqué voté en 1953 : » Le gouvernement doit aider, conseiller et protéger dans toute la mesure du possible les intérêts de la petite entreprise. » Le Small Business Act favorise les PME en leur ouvrant préférentiellement les marchés publics, en leur octroyant des crédits de développement sous forme de prêts, également en leur apportant une aide en matière de formation, conseil et assistance technique.
Il y a une concertation permanente entre acteurs publics et privés pour la définition des intérêts stratégiques des Etats-Unis. Le partenariat public-privé est le cœur du dispositif d’intelligence économique dans ce pays.
Au moment où la question du fonds souverain est en débat dans notre pays, il est utile de donner un éclairage sur quelques fonds d’investissements américains qui apparaissent réellement comme les instruments d’une ambition de puissance. Ils ont pour mission d’anticiper les besoins nationaux et de prendre pour cibles des industries de haute technologie. Leur action est remarquable d’efficacité. Le meilleur exemple est la prise de contrôle par In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA, du leader mondial des cartes à puces, le français Gemplus, au nez et à la barbe de l’Etat français. Cette opération a accéléré la prise de conscience en France de la nécessité d’une politique d’intelligence économique. Depuis, sous l’impulsion de l’Etat, cette question a connu un grand progrès en France.
On peut citer quelques fonds d’investissement significatifs aux Etats-Unis :
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The Carlyle Group qu’un ancien directeur adjoint de la CIA a qualifié de banque de la CIA. Ce fonds a procédé à des acquisitions dans la presse européenne (pôle presse de Vivendi), le 4ème motoriste européen, Fiat Avio, qui lui a permis de rentrer dans le Conseil d’administration d’Ariane Espace.
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In-Q-Tel, le fond de la CIA
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Blackstone fondé par un président du CFR serait la deuxième face de Carlyle.
Paladin Capital Group spécialisé dans les investissements liés à la sécurité intérieure américaine.
Il est inutile de souligner que dans ce pays, comme partout dans le monde occidental (mais aussi chez nos voisins proches), il y a une forte interpénétration entre monde économique et services de renseignements. La CIA, mais aussi le NSA avec son réseau Echelon jouent un grand rôle dans la compétitivité des entreprises américaines. Selon Bernard Carayon, 40% du renseignement américain est dirigé vers les informations économiques.
Je voudrais avant de conclure insister sur trois points :
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Premièrement, les fonds souverains, au lieu d’être un bas de laine plus ou moins sophistiqué, peuvent être un redoutable instrument de puissance. Les Chinois l’ont bien compris en achetant pour 3 milliards de dollars 10% du fonds d’investissement américain Blackstone. L’investissement dans des actifs à l’étranger peut avoir un effet de levier sur le développement industriel et technologique national, et cela doit être recherché.
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Deuxièmement, l’énergie, est un important instrument pour réaliser une ambition de puissance. Faut-il rappeler que M. Poutine, lors de la première crise gazière russo-ukrainienne, alors qu’il était encore président de la république, avait indiqué à l’Europe que Gazprom était un instrument pour la reconquête de la puissance russe, qu’elle n’était pas une entreprise comme les autres ?
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Troisièmement, la puissance des Etats, j’insiste, s’établit sur la puissance des firmes. Nous voyons des Etats libéraux, perdant toute mesure, s’impliquer pour empêcher le rachat de champions nationaux mais aussi pour encourager des rapprochements dans des secteurs stratégiques comme en France pour Elf/Total. On peut citer aussi l’exemple de l’industrie aéronautique et de défense aux Etats-Unis avec la fusion Boeing, Lockheed Martin et Raytheon.
(c) Dr Mourad PREURE 2009. La reproduction de ce texte est autorisée mais avec mention de l’auteur.
Publications Patriotisme économique
De la légitimité du patriotisme économique
Stratégie puissance technologique
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